1996 – Chypre

Je quitte la France, laissant tout derrière moi : mes repères, mes habitudes, mon confort. Destination, Chypre. Ce pays, que je n’avais pas choisi au départ, m’était venu à l’esprit à la suite d’une rencontre fortuite, quelques mois auparavant, avec une jeune femme qui y vivait. Après une semaine et quelques péripéties, le hasard, si tant est qu’il existe, me mène chez un couple de Belges installés sur l’île. Une famille chaleureuse, accueillante, avec trois grands enfants. L’un d’eux, leur fille cadette Popy, vivait encore sous leur toit. Une chance inespérée pour moi : je ne parle pas un mot de grec, et mon anglais se résume à trois expressions maladroites. Les semaines passent. Peu à peu, je m’ouvre à cette nouvelle vie et l’anglais commence à m’être plus familier.

Un soir, alors que nous discutions tranquillement, Popy me confie une expérience étrange qu’elle a vécu il y a quelque temps. Elle semblait encore troublée, et surtout frustrée de ne pas avoir compris ce qui lui était réellement arrivé. Mais moi, dès ses premiers mots, je savais. Je comprenais immédiatement la nature de son aventure.
Avant de vous révéler ce que je lui ai dit, laissez-moi vous raconter le déroulement de son histoire.

Popy était au cimetière, comme elle le faisait parfois, pour nettoyer la tombe de sa grand-mère. Ce jour-là, alors qu’elle s’affairait dans le silence paisible des lieux, une vieille dame s’approcha doucement d’elle. Elle lui demanda, d’une voix calme, s’il lui serait possible de la ramener à Nicosie, en ville. Sans hésiter, elle accepta. Elle était de nature généreuse et n’y vit rien d’étrange ? du moins, pas encore. Mais rapidement, quelque chose la troubla. La vieille femme portait un vieux manteau démodé, presque d’un autre temps. Une impression étrange. Pendant tout le trajet, la passagère resta silencieuse. Arrivée dans le centre de Nicosie, en pleine circulation, au beau milieu des voitures et du tumulte de la ville, la vieille dame ouvrit brusquement la portière. Mais attendez ! C’est dangereux ! cria Popy, affolée. Elle la supplia de rester, de ne pas sortir de la voiture, mais la femme ne répondit pas, ne la regarda même pas.

Et soudain, elle disparut. Là, en pleine rue, comme volatilisée. Popy, figée, le cœur battant, sentit la panique monter. Elle retourna chez elle, perturbée, bouleversée, incapable d’expliquer ce qu’elle venait de vivre.

Le lendemain, elle me raconta cette aventure. Et dès qu’elle termina, je compris : elle avait pris un fantôme en voiture. Je lui dis alors, sans hésiter : Demain, tu m’emmènes au cimetière. Elle ouvrit de grands yeux, surprise. Mais tu ne sais même pas à quoi elle ressemble ! Je la reconnaîtrai, fais-moi confiance, lui dis-je. Je n’avais aucune explication rationnelle, mais j’ai appris à faire confiance à mon instinct. Le lendemain, sous un ciel clair et silencieux, nous arpentons les allées du cimetière.

Je lui demande de marcher de son côté, de regarder les tombes, de chercher un visage, un regard, quelque chose. Elle hésite. Elle est de nature peureuse et l’idée la trouble, mais elle accepte. Quinze minutes passent. Je continue d’errer entre les pierres tombales, portée par une sensation indéfinissable. Et soudain, je m’arrête, comme guidée. Je me retourne lentement. Là, sur une stèle, une vieille photo en noir et blanc. Le visage d’une femme. Je sais que c’est elle. Je n’ai besoin d’aucune confirmation, mais je l’appelle : Viens voir. Elle s’approche, jette un regard et hurle. C’est elle ! C’est elle ! Son visage devient livide. Elle tremble. J’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Il s’en est fallu de peu. Je lui expliquai qu’elle avait transporté dans sa voiture une morte, une âme qui n’appartenait plus à ce monde. Pourquoi elle s’était manifestée ainsi ? Je n’en avais aucune idée. Peut-être cherchait-elle simplement à être reconnue. Certainement, voulait-elle qu’on prie pour elle. Parfois, les esprits errants se manifestent sans but clair, uniquement guidés par un fragment de mémoire ou une émotion inachevée.

Ce n’était pas la première fois que je rencontrais un phénomène de ce genre.


Gabriela d’Asti